Une invitation à débattre

Les bouleversements multidimensionnels sont par nature complexes. Les politiques publiques se nourrissent d'analyses factuelles mais aussi d'approches consensuelles. Ces dernières se construisent à partir d'échanges contradictoires permettant à chacun de mieux comprendre les arguments des autres. Nous vous invitons à participer à nos débats sur les sujets :

Décoloniser ou faire alliance ?

Décoloniser ou faire alliance ?

il y a 5 mois 2 semaines
#4
Décoloniser ou faire alliance ?
Auteurs (par ordre alphabétique): Yousra Abourabi1, Xavier Anglaret2, Baudoin Dupret3, Jean-Noël Ferrie3, Sophie Karcher2, Raoul Moh4, Zineb Omary1.
1: Université Internationale de Rabat ; 2 Université de Bordeaux; 3 Sciences Po Bordeaux ; 4 Université Félix Houphouët Boigy
 

Dans un monde soumis à des crises multiples, énergétiques, climatique, environnementale et économique, la lutte pour des ressources naturelles qui se raréfient exacerbe les pratiques internationales à visée prédatrice (1). Ces pratiques peuvent être de type colonial (contrôle politique direct s'appuyant sur une coercition militaire) ou néocolonial (domination indirecte par des moyens principalement économiques ou culturels) (2). Les réseaux académiques qui rassemblent des équipes provenant de pays ayant des moyens asymétriques sont pris en étau dans cette réalité qui les soumet à des pressions externes et à des tensions internes (3).
 
Nous mettons actuellement en place un réseau international de recherche interdisciplinaire pour étudier les défis auxquels le continent africain devra faire face dans les années qui viennent dans les domaines de la santé, de l'urbanisation, de l'alimentation, du travail et de l'environnement. Ce réseau, fondé par des équipes académiques appartenant à  des universités d'Ethiopie, de Côte d'Ivoire, du Maroc et de France, est ouvert à des chercheurs de tous pays et toutes institutions sans restriction, à la condition d'adhérer à la charte fondatrice. Cette charte engage notamment à : appliquer les plus hauts standards éthiques dans la conduite des recherches ; identifier les questions de recherche avec les populations concernées ; faire appel chaque fois que possible aux compétences présentes dans les pays impliqués ; équilibrer la gouvernance, la répartition des crédits et la visibilité de l'apport de chacun au réseau ; garantir l'équité dans les règles d'autorat ; limiter équitablement le recours à des déplacements en avion ; et enfin, analyser lucidement les stratégies géopolitiques asymétriques des pays auxquels appartiennent les membres du réseau.  Ce dernier point est né d'une réflexion sur le concept de "décolonisation",  mais le mot "décoloniser" n'apparait pas dans la charte. Ça mérite une explication.
 
Le concept de "décolonisation" ne nous pose aucun problème. La production de la science, comme beaucoup d'autres activités, a bien été "colonisée" par une partie du monde dominant l'autre (4). Cette colonisation n'a pas été que quantitative, à la faveur d'une domination économique : elle a perverti durablement les savoirs au point de créer des injustices qualitatives qu'on appelle injustices épistémiques. Pour corriger ces injustices,  il faut "décoloniser les savoirs".
Mais "décoloniser les savoirs" n'est pas synonyme de "décoloniser". Si on engage une discipline dans une "décolonisation des savoirs", on l'invite à faire évoluer collectivement ses méthodes. Alors que, si on demande à un milieu professionnel de se "décoloniser", c'est qu'on juge que ses pratiques sont de type "colonialiste". Ce terme infamant, outre qu'il peut conduire les échanges entre partenaires à  leur point Godwin (5), introduit une ambiguïté qui dessert la cause qu'il veut servir : corriger les injustices.

Les injustices existent dans la recherche scientifique comme dans toute profession. Elles peuvent être épistémiques, mais aussi non-épistémiques. Elles peuvent être liées à l'histoire de la colonisation du "Nord global" sur le "Sud global", mais aussi être intra-Nord (la  domination par la langue anglaise étant parfois vécue comme source d'injustices) ou inter-disciplinaires (les sciences dites "dures" pouvant se croire en position dominatrice sur les sciences dites "humaines et sociales"). Elles peuvent avoir des relents colonialistes renvoyant à l'histoire récente, mais aussi passer par des mécanismes universels de domination interhumaine aussi vieilles que l'humanité (6, 7). La tendance à utiliser le terme "décoloniser" pour désigner la lutte contre tout type d'injustices (sexisme, racisme, abus de pouvoir économique ou socioculturel...), crée donc une confusion. Notre intuition est que, dans un monde sous tensions croissantes, cette confusion peut paradoxalement profiter aux nouveaux colonisateurs.
 
Une partie des espèces vivantes, incluant  l'espèce humaine, est désormais menacée de disparaitre après avoir été exposée à des souffrances extrêmes (8-10). Le monde qui émerge sous nos yeux n'est malheureusement pas celui des efforts solidaires pour s'en sortir ensemble : c'est celui du chacun pour soi et de l'exacerbation des luttes pour l'appropriation des ressources (11, 12). Les puissants, qu'ils dirigent des d'institutions prédatrices ou qu'ils occupent simplement des positions leur permettant d'exercer une domination dans leur milieu, ont toujours su faire des déclarations altruistes contrastant avec leurs actes. Ils sauront donc aussi se féliciter du mouvement de décolonisation au sein de leurs institutions, qui leur procurera à peu de frais un brevet de bonne moralité. Ils pourront en même temps continuer à rendre le milieu de la recherche académique de plus en plus dépendant des intérêts économiques, le transformant ainsi en caution scientifique d'une politique aggravant les inégalités (13). Pour le dire autrement, quand les non-dominants sont occupés à se décoloniser, les dominants dominent mieux (14). L'injonction à "décoloniser" devient ainsi paradoxale, paralysante et frustrante.
 
Pour en sortir, nous devons développer des réseaux transnationaux dont les membres soient à la fois conscients du poids de l'histoire coloniale et des menaces contemporaines contre lesquelles il y a urgence à s'unir. C'est dans les réseaux transnationaux que les chercheurs de différentes origines, cultures et formation peuvent trouver le niveau le plus approprié pour décoloniser les savoirs, définir des règles de partenariat équilibré, analyser les relations internationales prédatrices et leurs conséquences toxiques et produire les connaissance transdisciplinaires dont le monde va avoir besoin pour éclairer des décisions difficiles. Les réseaux transnationaux interdisciplinaires présentent l’avantage d’être polycentriques (15), constituant un appui horizontal qui allège la pression verticale des institutions et du milieu d'origine de chacun. Ils permettent  non seulement de sortir  de la colonialité, c'est-à-dire de l'asymétrie mise en place par la colonisation et qui se poursuit en dehors d'elle (16), mais aussi de sublimer les concepts de post-colonialité et post-occidentalisme, qui masquent les puissances hégémoniques du savoir scientifique en les camouflant sous une étiquette d'aire culturelle. Ils permettent finalement de créer une dynamique multilatérale où les épistèmes locaux peuvent interagir tout en conservant leurs prédicats (17).
 
Le mot "transnational" n'est pas un mot magique. Il ne résout pas tout, n'évacue pas les questions de financements asymétriques, n'efface pas les intérêts réciproques (18) ni ne réécrit une histoire faite d'injustice et de domination (19, 20). Mais quand les membres d'un collectif transnational réussissent à se reconnaitre non plus comme de simples partenaires mais comme des alliés, ils gèrent plus facilement les rancœurs liées à l'histoire et unissent plus efficacement leurs efforts pour atteindre le même objectif (21, 22).
 
L'objectif principal de l'humanité devrait être de limiter les bouleversements climatiques et environnementaux (23).  On n'atteindra pas cet objectif sans lutter contre toutes les injustices, qu'elles soient économiques, sociales, raciales, de genre, énergétiques, politiques, sanitaires, climatiques, ou épistémiques -- la liste n'est pas exhaustive (11, 24-27).  Cette lutte doit se faire à tous les niveaux, local, national, et transnational. « Décolonisez les savoirs » est un excellent mot d'ordre, mais il est partiel.  On pourrait y adjoindre celui-ci : « Scientifiques de tous les pays, unissez-vous ! »

Références
 
 
1.         Randerson J. UK's ex-science chief predicts century of 'resource' wars. The Guardian, Feb 12, 2009. Available at: www.theguardian.com/environment/2009/feb...urce-wars-david-king . Accessed Sept 22, 2023.
2.         Braveman PA. Epidemiology and (neo-)colonialism. J Epidemiol Community Health. 2001;55(3):160-1.
3.         Horton R. The myth of "decolonising global health". Lancet. 2021;398(10312):1673.
4.         Dufoix S, Macé É. Les enjeux d’une sociologie mondiale non-hégémonique. Zilsel. 2019;5:88-121. Available at: doi.org/10.3917/zil.005.0088
5.         Goldwin M. Meme, Counter-meme. Wired. 1994;Available at: www.wired.com/1994/10/godwin-if-2/ .
6.         Golsorkhi D, Leca B, Ramirez C, Lounsbury M. Analysing, Accounting for and Unmasking Domination: On Our Role as Scholars of Practice, Practitioners of Social Science and Public Intellectuals. Organization. 2009;16(6):779-97.
7.         Bourdieu P. Les modes de domination. Actes de la recherche en sciences sociales. 1976;2(2-3, juin):122-32.
8.         Mora C, McKenzie T, Gaw IM, Dean JM, von Hammerstein H. Over half of known human pathogenic diseases can be aggravated by climate change. Nat Clim Chang. 2022;12(9):869-75.
9.         Romanello M, Di Napoli C, Drummond P, Green C, Kennard H, Lampard P, et al. The 2022 report of the Lancet Countdown on health and climate change: health at the mercy of fossil fuels. Lancet. 2022;400(10363):1619-54.
10.       Tollefson J. Humans are driving one million species to extinction. Nature. 2019;569(7755):171.
11.       Hickel J, Slamersak A. Existing climate mitigation scenarios perpetuate colonial inequalities. Lancet Planet Health. 2022;6(7):e628-e31.
12.       Weill C. L’essor de l’extractivisme, moteur de la « recolonisation » du Pérou et de l’Amérique latine. Passerelles. 2023;24:90-8 (available at: www.ritimo.org/IMG/pdf/passerelle24_decoloniser.pdf ).
13.       Fraser H, Taylor N. The University Goes to Market: The Infiltration of Neoliberalism. . In: Neoliberalization, Universities and the Public Intellectual Palgrave Critical University Studies Palgrave Macmillan, London 2016;Available at: doi.org/10.1057/978-1-137-57909-6_1 .
14.       Deranty J-P. [Work and the Experience of Domination in Contemporary Neoliberalism]. Actuel Marx 2011;49:73-89
15.       Ostrom E. A polycentric approach for coping with climate change. Background paper to the World Bank’s World Development Report 2010: Development in a Changing Climate. Available at:  https://papersssrncom/sol3/paperscfm?abstract_id=1494833#. 2009.
16.       Mignolo WD, Walsh CE. On Decoloniality: Concepts, Analytics, Praxis. Durham et Londres, Duke University Press, 2018, 304 p. 2018.
17.       Darbon D, Provini O. Penser l’action publique en contextes africains: Les enjeux d'une décentration. Gouvernement & action publique, 2018;7:9-29.
18.       Barnes A, Brown GW, Harman S. Understanding global health and development partnerships: Perspectives from African and global health system professionals. Soc Sci Med. 2016;159:22-9.
19.       Bond P. The dispossession of African wealth at the cost of Africa's health. Int J Health Serv. 2007;37(1):171-92.
20.       Naidu T. Says who? Northern ventriloquism, or epistemic disobedience in global health scholarship. Lancet Glob Health. 2021;9(9):e1332-e5.
21.       Ellis D. Bound Together: Allyship in the Art of Medicine. Ann Surg. 2021;274(2):e187-e8.
22.       Pai M. Disrupting Global Health: From Allyship To Collective Liberation. Forbes. 2022;2022, Mar 15. Available at: www.forbes.com/sites/madhukarpai/2022/03...ion/?sh=4539c8de4e62 . Accessed Sept 22, 2023.
23.       Guterres A. keynote speech to The Economist's Sustainability Summit, march 21st, 2022. Available at: https://wwwunorg/sg/en/node/262502  Accessed Sept 22, 2023.
24.       Davies SE, Harman S, Manjoo R, Tanyag M, Wenham C. Why it must be a feminist global health agenda. Lancet. 2019;393(10171):601-3.
25.       Hommes F, Monzo HB, Ferrand RA, Harris M, Hirsch LA, Besson EK, et al. The words we choose matter: recognising the importance of language in decolonising global health. Lancet Glob Health. 2021;9(7):e897-e8.
26.       Kyobutungi C, Robinson J, Pai M. PLOS Global Public Health, charting a new path towards equity, diversity and inclusion in global health. PLOS Glob Public Health. 2021;1(10):e0000038.
27.       Zambrano Allende A. Racisme, colonialisme et changement climatique Passerelles. 2023;24:83-9 (available at: www.ritimo.org/IMG/pdf/passerelle24_decoloniser.pdf ).
 
Modérateurs: webmasterXavier_Anglaret