Une invitation à débattre

Les bouleversements multidimensionnels sont par nature complexes. Les politiques publiques se nourrissent d'analyses factuelles mais aussi d'approches consensuelles. Ces dernières se construisent à partir d'échanges contradictoires permettant à chacun de mieux comprendre les arguments des autres. Nous vous invitons à participer à nos débats sur les sujets :

Quelles pratiques de recherche internationale à l'ère du changement climatique ?

Quelles pratiques de recherche internationale à l'ère du changement climatique ?

il y a 8 mois 4 semaines - il y a 2 semaines 3 jours
#6
Pratiques de recherche internationale à l'ère du changement climatique : le devoir d’étonnement 

Le changement climatique bouleverse le paysage pourtant riche et contrasté des politiques publiques. Souvent, celles-ci dépendent de dynamiques internes à des sociétés ou à des ensembles régionaux. En général, la solution n’est pas entièrement éloignée du problème : celui-ci émerge de la société sous l’effet d’une mobilisation profane ou d’un ensemble d’expertises suscitant et innervant les débats sociaux. Sans doute, la globalisation et la mondialisation nous ont-elles appris à considérer des causalités plus ou moins lointaines et structurelles, relevant d’un état des échanges entre les nations, mais une partie des ressorts des problèmes demeurait interne, liée à des dynamiques endogènes. La restructuration (ou la déstructuration) du tissu industriel d’un pays, pour relever de dynamiques transnationales, n’en possède pas moins des causalités internes, attribuables à des acteurs précis ainsi qu’à des décisions ou à des non-décisions des pouvoirs publics. Les choses prennent un tour différent avec le changement climatique : on peut le subir sans l’avoir produit et contribuer à le réduire sans modifier substantiellement les dommages que l’on en subit.

De fait, l’Afrique est confrontée à l’augmentation de la fréquence et de l'intensité des événements météorologiques extrêmes : sécheresses, inondations et tempêtes. Ces phénomènes ont des répercussions sur la sécurité alimentaire, les ressources en eau et la santé publique. Pour autant, l’Afrique n’est responsable que d’un peu plus de 3 % des émissions de gaz à effet de serre. Elle est victime du réchauffement sans le provoquer. De fait, ainsi que le soulignait un document proposé par la Mo Ibrahim Foundation en novembre 2023, à l’occasion de la COP 28, le continent n’est responsable que de 4 % des émissions de dioxyde de carbone (CO₂) provenant de la combustion des énergies fossiles. Simultanément, l’Afrique doit se développer, ce qui implique l’utilisation des énergies disponibles. Cette situation structure deux grands axes de débats : celui de la primauté de la responsabilité initiale sur la responsabilité actuelle (mais l’Afrique, même en utilisant ses ressources en hydrocarbures non encore utilisées, demeurerait une faible émettrice) et celui de la compatibilité de la lutte contre le changement climatique avec la nécessité de poursuivre le développement. Il en a découlé des crispations, comme ce fut le cas lors des COP 27 et 28, même s’il est indéniable que le développement (quand bien même peut-on prendre des distances avec l’idéologie qui l’anime) demeure essentiel pour l’Afrique. Songeons qu’à peine un peu plus de 40 % des habitants du continent disposent de l’électricité « la plupart du temps » (Afrobaromètre, 2024).

À la question des émissions de dioxyde de carbone s’ajoutent la protection de la biodiversité et la lutte contre la désertification et la déforestation. Ces luttes sont légitimes et nécessaires, mais ne sont pas exemptes de débats et d’ambiguïtés. Plusieurs auteurs ont ainsi souligné les risques de « colonialisme vert » (par ex. Blanc, 2020), consistant à imposer aux Africains une conception exogène de l’Afrique comme réserve naturelle pour l’humanité, ceci au détriment des populations locales. Le continent serait, une nouvelle fois, soumis à des injonctions normatives exogènes. Bien qu’il s’agisse d’une initiative africaine, la Grande muraille verte s’est retrouvée récemment menacée d’une telle injonction (Macia, Allouche et al. 2023). Il s’agissait d’augmenter les plantations, comme si l’intérêt du dispositif se limitait à une simple métrique et si les populations locales comme les essences n’avaient pas des temporalités propres, inséparables du succès de l’opération. Ces postures mettent une fois de plus en tension les relations entre l’Afrique et ses « partenaires », autour de l’idée d’African agency, c’est-à-dire de la capacité de l’Afrique d’élaborer de manière autonome et de mettre en œuvre ses propres solutions aux problèmes identifiés de son point de vue (Brown & Harman, 2013).

Les opinions suivent-elles ces débats, sont-elles polarisées ? Sont-elles spontanément portées à soutenir le développement au détriment du climat ou l’inverse ? Les données recueillies par l’Afrobarometer nous permettent, au moins partiellement, d’apporter des réponses à ces questions en mettant à notre disposition un ensemble d’enquêtes quantitatives portant sur trente-neuf pays du continent avec une vingtaine d’années de profondeur, dont une enquête sur l’ensemble des pays effectuée tous les deux ans. Cela n’en pose pas moins parfois problème. L’opinion ainsi mesurée montre, en effet, que 77 % des répondants pensent que leurs gouvernements devraient en faire plus pour lutter contre le réchauffement climatique (Données disponibles du « Round 9 (2021-2023) » sur le site avec choix des indicateurs et des pays : www.afrobarometer.org/online-data-analysis/ ). Quel que soit l’intérêt de ce positionnement positif, on ne peut que s’interroger sur ce que signifie exactement « lutter contre le réchauffement climatique », s’agissant des gouvernements d’Afrique subsaharienne, où la consommation de CO₂ par tête était de 0,7 tonne par tête en 2020 (Banque mondiale, 2020). C’est ainsi que la Gambie, qui arrive en tête des réponses positives sur le fait que les gouvernements devraient en faire plus (89 %), a une consommation par tête de seulement 0,2 tonne. Quelles seraient les mesures à prendre par un tel pays pour émettre moins ? Même remarque pour le Burkina Faso, qui se situe au niveau de la moyenne du continent et dont les émissions de CO₂ par tête étaient de 0,6 tonne en 2020. De manière générale, sur les 20 pays où l’on trouve un pourcentage supérieur à la moyenne continentale des personnes pensant que leur gouvernement doit faire « beaucoup plus », 17 d’entre eux émettent en moyenne 0,4 tonne de CO₂ par habitant. La réponse est contre-intuitive.

Que résulte-t-il de tout cela pour nos pratiques de recherche, notamment lorsqu’il s’agit de politiques publiques ? Nous devons prendre garde à éviter l’empiétement des agendas, pour reprendre la formule de Stefan Jay Gould sur le non-empiétement des magistères (Non-Overlapping Magisteria) (Gould, 1999). Le principe du non-empiétement est simple : le cadre de référence propre à un objet n’est pas valide pour un autre même s’ils sont liés ou présentent des similitudes. Le problème de l’empiétement est, en effet, qu’il néglige les spécificités des objets comme leur rattachement à un contexte local. En d’autres termes, il impose un même cadre normatif à des objets qui relèvent de cadres normatifs différents, méconnaissant leurs spécificités. L’agenda des politiques environnementales africaines ne peut ainsi être qu’un agenda local, et localement défini. Il en découle que notre activité de recherche doit porter sur cette localité et son agentivité propre. Il faut parvenir à la décrire sans faux-semblants comme à aller rechercher ses déterminants. Que 77 % des répondants à l’enquête de l’Afrobaromètre aient déclaré penser que leurs gouvernements devraient en faire plus en ce qui concerne la lutte contre le réchauffement climatique pose une question de fond sur le sérieux même de la démarche ayant entraîné cette réponse et sur le fait qu’on puisse s’en contenter du point de vue scientifique. Lorsqu’on subit le changement climatique sans presque le produire, est-il normal de déclarer qu’il faille mettre en place des politiques plus restrictives pour y contribuer encore moins qu’on n’y contribue ? Ne serait-il pas plus naturel d’imaginer qu’on souhaite une compensation pour les dommages subis du fait de l’hypertrophie du développement des autres ? Et en supposant qu’il existerait un agenda environnemental commun à toutes les sociétés, ne risque-t-on pas de le confondre avec celui des puissances économiques avérées et émergentes ? Ainsi, plutôt que de présenter de tels résultats comme un état de fait, notre devoir épistémique ne serait-il pas de s’en étonner ?

On ne peut, en effet, travailler sur les politiques publiques environnementales sans prendre en compte l’existence d’une opposition nette, et quasiment constitutive du monde moderne, entre les nations qui ont mis à mal les équilibres naturels et humains depuis la découverte de l’Amérique et le début de la traite et ont comme redoublé d’efforts à partir du dix-neuvième siècle, avec le développement du capitalisme industriel et de la colonisation, et les communautés qui en ont subi le rude contrecoup sans autre compensation que l’imposition d’un progrès qu’elles n’avaient nullement recherché et qui achevait de les détruire. Cette structure asymétrique a perduré malgré l’uniformisation des ensembles sociaux : structures étatiques de part et d’autre, croissance pour les uns, développement pour les autres, mais identique partage de l’idée que l’augmentation durable de la production de biens et de services assure l’amélioration constante des conditions de vie des populations. Les sociétés africaines s’avèrent, en effet, toujours en tension, ainsi que les décrivaient Balandier dans L’Afrique ambiguë (1957). Différentes logiques sociales y sont à l’œuvre, relevant de registres à la fois différenciés et entremêlés. C’est donc en partant de cette complexité et de cette asymétrie qu’il nous faut calibrer nos pratiques de recherche. Le changement climatique est, d’un certain point de vue, un phénomène global ; du point de vue des vies qui en subissent les conséquences, c’est un phénomène local qui ne peut sérieusement être analysé qu’en restituant la complexité dans laquelle il s’inscrit et dont il avive les tensions. 
Yousra Abourabi, Université internationale de Rabat, CGS
Jean-Noël Ferrié, CNRS, Institut d’études politiques de Bordeaux, LAM  
Références

Blanc, G., (2020). L’invention du colonialisme vert, Paris, Flammarion.

Brown, W., & Harman, S. (2013). African agency in international politics, Londres, Routledge.

Gould S. J. (1999). Rocks of Ages. Science and Religion in the Fullness of Life, New York, Ballantine Books.

Macia, E., Allouche, J.; Sagna, M., Diallo, A. H., Boëtsch, G., Guisse, A., ... & Duboz, P. (2023). The Great Green Wall in Senegal: questioning the idea of acceleration through the conflicting temporalities of politics and nature among the Sahelian populations, Ecology and Society28,1. 
Dernière édition: il y a 2 semaines 3 jours par webmaster.
Modérateurs: webmasterXavier_Anglaret