-Résumé:
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Contexte et justification :
Un grand nombre de publications traitent de la migration et de ses causes ; beaucoup abordent désormais la migration en relation avec le changement climatique. Comme dans tous les domaines de recherche, il y a de la place pour encore plus de publications, car la complexité des phénomènes se révèle à mesure que les enquêtes progressent. Notre projet, cependant, est différent : il implique d'analyser comment les résultats de la recherche se rapportent à l'élaboration des politiques publiques, particulièrement au niveau européen. En d'autres termes, l'objectif est de comprendre la migration climatique dans ses divers états, de ce quelle est pour les chercheurs à ce quelle devient pour les acteurs publics, et donc de découvrir comment ce que les premiers produisent soutient ou ne soutient pas l'action des seconds. Les politiques publiques sont censées être proches des constatations scientifiques. Cette positivisation de l'ingénierie sociale a continué à se développer depuis le dix-neuvième siècle. En soumettant l'action publique aux considérations informées par un savoir « objectif », entendu comme un savoir garanti par des procédures d'objectivation, les sociétés contemporaines peuvent prétendre échapper à l'arbitraire en utilisant un moyen alternatif à la démocratie. Cependant, en même temps que le recours à la science s'est intensifié, la déférence dont elle jouissait autrefois s'est affaiblie. Le cœur de ce phénomène réside dans le fait que la politique publique vise à produire des effets pratiques basés sur l'identification sans ambiguïté d'un problème et de sa solution, alors que la science ne produit que des conjectures stabilisées qui ne sont pas, en elles-mêmes, des solutions. Le public a appris que les scientifiques ne sont pas nécessairement d'accord, que leurs propositions impliquent des extrapolations à partir d'expériences ou de modélisations, et que les expériences et les modélisations conditionnent les résultats. Les chiffres qui permettent de gouverner par les nombres et les normes qui y sont attachées apparaissent de plus en plus comme « obtenus » par des opérations contingentes et de moins en moins comme ces faits que le scientisme triomphant aurait aimé considérer comme des « choses brutes avec lesquelles on ne compose pas ».
Nous nous intéresserons donc au parcours pris par la détermination scientifique d'un problème public, du travail qui lui est consacré aux solutions apportées. Cela présente un double intérêt : premièrement, pour mieux comprendre la relation que les publics concernés (acteurs publics, membres de la société civile, etc.) entretiennent avec elle. Deuxièmement, dans le cas de la migration liée au changement climatique, pour formuler un état de consensus sur ce qui est en jeu, y compris en désignant les domaines d'ignorance (science non faite) nécessitant des enquêtes spécifiques, qui sont des domaines clés pour prendre correctement en compte le phénomène.
Deux problèmes majeurs liés à la migration et au changement climatique
Deux problèmes se présentent immédiatement. Comment appelle-t-on les personnes qui quittent leur lieu de résidence à cause d'un changement considérable des conditions environnementales ? Cette question a des conséquences importantes, car la migration du sud vers le nord se heurte à des obstacles majeurs, et notamment à des craintes en matière de sécurité. La différenciation entre les migrants, en fonction des raisons de leur migration, conduit à la mise en œuvre de politiques migratoires contrastées. Du fait de son impératif a priori et de sa nature forcée, la migration liée au climat donne-t-elle droit à des droits contrairement à la migration économique et, si oui, devrait-elle et pourrait-elle être régulée de manière spécifique ?
Cette question catégorielle a des conséquences très différentes selon la manière dont l'effet du climat sur la migration est mesuré, incluant, éventuellement, un devoir d'accueil et une obligation de réparation. Puisque l'Afrique n'est responsable que de 4 % des émissions de CO2, les migrants climatiques seraient les victimes dune situation pour laquelle ni eux ni leurs pays ne sont responsables. Ils pourraient ainsi devenir des « réfugiés climatiques ». Vous pouvez imaginer les conséquences dune telle re-catégorisation.
Ici, le deuxième problème est lié au premier : quel rôle le changement climatique joue-t-il dans la décision de migrer ? Pour que les migrants soient des migrants « climatiques », le changement climatique et ses conséquences environnementales doivent être un facteur majeur dans la décision de migrer. La mesure dans laquelle cela est le cas déterminera ce qui est en jeu pour chaque catégorie. Ce deuxième problème ne peut cependant pas être résolu simplement au moyen de corrélations entre les changements du climat et les changements du nombre de migrants. Il nécessite une approche interdisciplinaire basée sur une connaissance détaillée et continue des socio-écosystèmes et des relations que les populations entretiennent avec eux. En particulier, nous devons savoir comment le changement climatique affecte pratiquement des zones spécifiques, et quelles sont les capacités objectives de leurs habitants à s'adapter à la situation. Deuxièmement, il faut tenir compte de la subjectivité des migrants potentiels, tant en termes de leur propre situation qu'en termes des difficultés impliquées.
Enfin, la liaison des deux problèmes - (1) celui du bon nom et (2) celui de la contribution réelle du changement climatique à la migration - nous permettra d'aider à élucider un problème récurrent de la politique publique dans sa relation avec la recherche scientifique : comment et dans quelle mesure les premiers ont-ils la capacité de produire les seconds ? Est-il vrai que la vertu réside dans le transfert littéral des découvertes scientifiques aux politiques publiques ? Ce transfert in extenso est-il même possible, dans la mesure où il suppose que les conclusions soient évidentes et sans ambiguïté ?
La question du transfert
Nous savons par expérience que ce qui peut être transféré des communautés scientifiques aux communautés de décideurs et d'entrepreneurs en politique publique est généralement trié et reformulé, d'autant plus qu'il est important lorsque les enjeux sociétaux sont pressants et divisifs. Ce ne'st qu'en s'immergeant dans cette recherche qu'il est possible de se faire une idée de la densité et de la praticité des données produites par la recherche, notamment d'un point de vue politique. C'est sur la base de cette connaissance interne qu'il est possible de se faire une idée précise de ce qui peut passer le test de la reformulation inhérente au transfert.
Contrairement à de nombreuses autres études, le but n'est pas de considérer les données issues des communautés scientifiques comme indépendantes de leur matérialité et de leur validité (en d'autres termes, comme de simples récits), mais de suivre comment cette matérialité et cette validité sont imposées ou non imposées dans les débats publics et les choix, et pourquoi. Il ne sera pas non plus question de considérer les filtres et les reformulations qui apparaissent au cours de ces choix comme dépourvus de validité. D'abord, parce qu'ils sont enracinés dans des matérialités réelles et des répertoires de validité ; et ensuite, parce quils sont souvent fondés sur des découvertes scientifiques. Par exemple, on pourrait arguer que le changement climatique augmente la migration, mais que limpact de ce changement provient de pratiques locales qui peuvent être révisées sous certaines conditions.
Comprendre correctement la migration climatique, c'est-à-dire la comprendre dans ses « deux formes », en tant que phénomène et en tant que problème public, implique donc une enquête conceptuelle qui prend au sérieux toute la séquence : conditions locales, adaptation de la population, spectre des motivations à migrer (y compris les attentes), la mesure scientifique des choses et son lien avec les politiques publiques, et enfin la faisabilité contextuelle de ces politiques. Catégoriser la migration comme « climatique » n'est donc pas une étiquette pratique et évidente. Prendre cette difficulté en compte et l'analyser ne peut que nous aider à mieux comprendre ce qui est en jeu lorsque nous appliquons le prédicat « climat » aux phénomènes et aux politiques publiques qui s'y réfèrent. Plutôt que de le prendre pour acquis ex ante, nous devons le voir comme le résultat de ce que le sociologue allemand Thomas Scheffer appelle un processus de « réalisation ».
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Méthodes :
L'objectif est de coordonner notre travail, qui est principalement de nature conceptuelle. Des spécialistes de différentes disciplines seront invités à participer à une série de séminaires dans le cadre dune approche rétrospective conçue pour : (1) clarifier, pour chacune des disciplines, les catégorisations pertinentes applicables à la migration liée au changement climatique ; (2) rendre explicites, en particulier, les critères spécifiques à chacune de ces disciplines et ce que ces critères exigent en termes d'informations des autres disciplines impliquées. L'idée est que chacune des disciplines concernées devrait éviter de développer sa propre catégorisation sur la base d'éléments déterminés par d'autres disciplines dont elles ne connaissent pas analytiquement les tenants et aboutissants. Mais ce n'est pas tout. La clarification conceptuelle signifierait également passer dune vérification rétrospective, telle que décrite précédemment, à une vérification prospective : de quelle manière les éléments avancés et les catégories spécifiées avec leur aide peuvent influencer les politiques publiques, et de quelles manières. En général, les chercheurs produisent des analyses sur un état de faits négatifs, de sorte que les corrections à cet état de faits peuvent être lues à la lumière de ses causes, ou sont directement prescrites par les chercheurs sur la même base. En gros, dans les deux cas, cela se traduit par des instructions de ce type : « la déforestation mène à une réduction de la séquestration du carbone, donc nous devons arrêter la déforestation ». Cependant, les solutions ne sont pas les mêmes que les causes pour la simple raison quelles ne peuvent être déployées que dans le monde pratique et non dans le monde analytique de la causalité in abstracto. Dans le monde pratique, arrêter la déforestation signifie changer un ensemble de pratiques humaines complexes et interreliées. Il s'ensuit que « arrêter la déforestation » signifie en fait (ou par extension) « modifier un ensemble de pratiques humaines complexes et interreliées », en tenant compte des conséquences de ces modifications. Il ne s'agit donc pas dune action circonscrite mais dune action holistique. De ce point de vue, suggérer une solution ou la promouvoir positivement ne peut se faire indépendamment d'anticiper ce que cette solution implique réellement. Dans le cas de la migration liée au réchauffement climatique, il n'est pas possible, par exemple, de considérer le réchauffement climatique comme un facteur de migration indépendamment de la résilience locale des populations, c'est-à-dire leur adaptation à celui-ci. Il n'est pas non plus possible de développer une catégorie juridique indépendamment de l'anticipation des litiges quelle peut générer. Nous devons envisager des scénarios impliquant des séquences complètes. Ce sont sur ces scénarios que nous avons l'intention de travailler. Parmi ces derniers, il est important d'ajouter l'identification des informations insuffisantes ou manquantes, des angles morts, que la perspective séquentielle devrait permettre de localiser.
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Livrables :
- Boubel A, Calabrese I, categorisation of climate migrants in parliamentary debates (with I. Calabrese, (avec I., Keiros, n°7, en ligne).
- Boubel A. Theorizing and quantifying in parliamentary discourses. The case of climate migrants », ISA forum of sociology, 6-11 juillet 2025, Rabat, Maroc
- Boubel A, Qerouach R. The place given to climate in determining climate migrations: risks, challenges, opportunities », 28th World Congress of Political Science, Panel Climate migrations, migrations of minors, borders, and geopolitics, International Political Science Association, 12-16 juillet 2025, Séoul, Corée du Sud
- Boubel A, Qerouach R. Testing categories of climate migrants through the game of hearings », 28th World Congress of Political Science, Citizenship and Migration Panel, International Political Science Association, 12-16 juillet 2025, Séoul, Corée du Sud