-Résumé :
  • Contexte et motivation :

En Afrique subsaharienne comme en Afrique du Nord, l’informalité persiste dans les pratiques comme dans les statistiques du marché du travail et de la production, ce malgré les nombreuses politiques ou programmes de formalisation déployés depuis plusieurs décennies. En 2016, l’emploi informel représentait en moyenne 76,89 % de l’emploi non agricole continental (Bonnet et al., 2019), tandis que la production informelle contribuait à hauteur de 36 % du PIB régional officiel entre 2010 et 2018 (Ohnsorge et Yu, 2022). Bien que des légères baisses aient été enregistrées au cours des deux dernières décennies, l’informalité est destinée à persister, selon Gutiérrez-Romero (2021), et les scénarios macroéconomiques optimistes sont systématiquement en décalage avec cette réalité (Roubaud, 2013).
La théorie économique, notamment les modèles d’économie dualiste ou de changement structurel et d’urbanisation, a longtemps peiné à expliquer la persistance de l’économie informelle et surtout sa coexistence, voire sa coévolution, avec l’économie formelle considérée comme une norme indépassable. On sait maintenant que les unités de production informelles sont à la fois des sources de flexibilité et de sous-efficience pour les économies africaines. L’emploi informel permet par exemple à une grande partie de la jeunesse en Afrique de trouver un emploi, notamment pour les nombreux diplômés qui éprouvent des difficultés à trouver un emploi formel. Mais dans le même temps, la vulnérabilité financière et juridique des firmes informelles conditionne fortement leur évolution future notamment via les comportements d’investissement des entrepreneurs.
En parallèle, les interventions politiques mises en œuvre au cours des deux dernières décennies ont généralement consisté à promouvoir la formalisation des entreprises et des travailleurs. Les différents types d’interventions mis en œuvre, comme la réduction des coûts d’entrée et des coûts permanents de la formalité, l’augmentation de ses avantages, ou le renforcement de l’application des taxes et des réglementations (Ohnsorge et Yu, 2022 ; Jessen et Kluve, 2021) ont produit des résultats très mitigés en fonction de la nature des interventions (Ulyssea, 2020 ; Jessen et Kluve, 2021 ; Floridi et al., 2020 ; Campos et al., 2023).
Depuis les années 1990, la perception du rôle du secteur informel dans la littérature a tout de même évolué, notamment en accordant une attention croissante aux petites entreprises et aux éléments d’efficience de ces unités informelles (Grimm et al, 2012). Cette évolution s’est accompagnée d’un optimisme grandissant quant à leur capacité à créer des opportunités d’emploi et à contribuer au développement économique des pays à travers les activités et l’entreprenariat informels. Le paradigme de l’action politique a aussi commencé à changer, l’objectif se déplaçant de la formalisation à tout prix vers le soutien des activités informelles afin de les rendre plus efficaces et contributives à l’économie, y-compris en restant informelles. Alors que les institutions internationales et les politiques publiques avaient traditionnellement mis l’accent sur l’emploi informel, le nouveau paradigme considère également les actions sur les capacités productives des entreprises et les investissements qui les sous-tendent.

  • Cadre conceptuel et théorique :

Le présent projet s’inscrit dans ce changement de paradigme en s’intéressant à la façon dont l’interaction des normes juridiques et sociales modèlent et conditionnent les comportements des entrepreneurs informels et les performances de leurs entreprises. Parmi ces comportements, l’investissement est central car il est à l’intersection de la trajectoire de taille et d’efficacité de l’entreprise et du jeu complexe des normes juridiques (droit des sociétés, droit fiscal et social) et sociales (redistribution informelle, aversion au risque …) s’imposant à l’entrepreneur.


Au cœur de la problématique se situe l’opposition entre investissement intensif et extensif. L’investissement intensif implique l’acquisition d’équipements, de technologies et de compétences visant à améliorer la productivité, la qualité et la compétitivité des entreprises. Cette amélioration de la productivité et de la qualité peut également faciliter l’accès des entreprises informelles à des sources de financement, contribuant ainsi à leur croissance et à leur développement. Cela peut inciter les entreprises à se conformer aux normes et réglementations pour accéder à de nouveaux marchés et opportunités, favorisant ainsi la formalisation. Cependant, plusieurs études convergent vers l’idée que le secteur informel tend à évoluer majoritairement vers un investissement extensif. Dans ce type d’investissement, les excédents financiers sont principalement consacrés aux besoins des ménages, suivis de la simple reproduction des activités productives et de la création d’autres petites activités en parallèle de de l’activité principale. Les entrepreneurs informels utilisent également l’investissement extensif comme un dispositif de protection de leurs actifs contre les prédations fiscales et communautaires, la multiplication de petits investissements dans des activités diversifiées permettant d’invisibiliser ces actifs. S’ils assurent une protection contre la prédation ou s’ils ont aussi une fonction redistributive via les emplois qu’ils créent, ces investissements ne permettent pas les gains de productivité et la croissance sur les marges intensives, c’est-à-dire sur l’activité principale de l’entreprise et ne font qu’accroître l’informel et, par conséquent, la vulnérabilité économique.

Figure 1 : Cadrage conceptuel du projet

 


Comme le montre le graphique 1 décrivant le cadre conceptuel du projet, les entrepreneurs informels naviguent donc entre les injonctions et contraintes des normes formelles et informelles pour prendre leurs décisions d’investissement. En assurant la protection, en générant la confiance ou en coordonnant les investissements, l’interaction des normes légales et informelles est un élément décisif de la dynamique d’évolution des entreprises et activités informelles. Mais c’est également un facteur possible d’inefficience si les normes génèrent des injonctions ou incitations contradictoires ou bien si certaines normes l’emportent, malgré qu’elles ne soient pas les plus efficientes économiquement.
En parallèle, l’effectivité des normes dépendent de la connaissance qu’en ont les entrepreneurs et travailleurs, c’est la question de l’accès au droit, mais également de la façon dont elles sont perçues par les acteurs, notamment en termes de coût ou de bénéfice. Les bénéfices de l’illégalité (et les coûts de la légalité) sont bien connus des acteurs et tournent généralement autour de la protection qu’offre l’informalité face à la contrainte fiscale. Les coûts de l’illégalité (et les avantages de la légalité) ne sont en revanche pas toujours bien compris. Ils sont à la fois individuels et collectifs. Le premier avantage perceptible de la formalisation – c’est-à-dire du passage à la légalité – réside dans la protection juridique qui limite le recours aux stratégies de sécurisation des actifs par l’investissement extensif et l’invisibilisation dont les effets sur les perspectives de croissance et de formalisation de leurs activités sont négatifs. Un autre avantage de la formalisation est collectif et réside dans la visibilité accrue des dépenses publiques et des services gouvernementaux. Les avantages collectifs de la légalité demeurent souvent méconnus en raison du manque de transparence ou de la sous-estimation des dépenses publiques financées par les impôts des entités productives concernées. Une visibilité accrue de ces dépenses, par exemple en ce qui concerne l’accès à l’électricité et aux infrastructures, peut influencer les entreprises informelles à se formaliser ou à opter pour la légalité plutôt que de rester dans l’informalité.

  • Questions de recherche : 

Le projet se propose de répondre à plusieurs questions liées :
 
-Comment les normes juridiques et sociales conditionnent-elles l’investissement des unités de productions informelles ? 
-Quelles sont les normes pratiques que les entrepreneurs informels développent en substitution aux normes légales pour couvrir les risques associés à ces investissements ? 
-Quels degrés de sécurité des investissements effectifs et perçus qui est garanti par cette articulation de normes ? 
-Quelles formes d’investissement et de performances productives ou d’emploi ces stratégies favorisent-elles ?
-Cadre méthodologique :

Figure 2 : Déroulé méthodologique

 

Comme le montre le graphique 2, le présent projet va mobiliser différents temps d’analyse pour comprendre pleinement l’articulation des normes et les avantages et les coûts de l’informalité/formalisation pour les entrepreneurs informels.
Il est d’abord essentiel de bien comprendre le contexte juridique local encadrant les activités de ces unités, ceci à partir d’un travail conjoint entre juristes et économistes.
Ensuite, mesurer l’effectivité des normes nous conduira à examiner les questions de l’accès et de la perception des entrepreneurs à l’égard de ces normes et des protections qu’elles offrent, en associant les approches économiques, juridiques et anthropologiques. Quelles lois ou programmes sont considérés comme étant uniquement prédateurs ou punitifs per les entrepreneurs ? Lesquels sont perçus comme protecteurs ? Quel sont les degrés perçus et réels de protection offerts par ces différents dispositifs ? Il est également important d’identifier et de comprendre les "normes pratiques" que les entrepreneurs informels développent pour s’adapter à ces normes légales : contournement, réinterprétation, optimisation, etc. Une compréhension approfondie de ces dynamiques est essentielle pour formuler des politiques efficaces dans le domaine de l’économie informelle.
Enfin, il faut évaluer les effets de ces protections perçues et objectives sur l’investissement effectif pour identifier des bonnes politiques de protection de l’informel.

  • Plan de travail :

Ces différents temps de recherche seront articulés en deux temps d’analyse et trois Work Packages comprenant chacun un ou plusieurs questions et une approche méthodologique spécifique :

WP1. Les normes d’en haut

-Q1. Comment les différents registres de droit (affaires, fiscal, social) s’articulant dans la définition, perception, visibilisation et le traitement juridique des unités informelles ?
-Q2. Quelles sont les normes, définitions, caractéristiques mobilisées par le droit pour définir et identifier l’informel = normes « d’en haut » ?
-Méthode : revues de littérature et de corpus juridique

WP2. Les normes d’en bas

-Q3. Quelles sont les caractéristiques individuelles et organisationnelles des unités et entrepreneurs informels : compétences, perceptions de obstacles, vulnérabilité …. Quelles sont les normes pratiques « d’en bas » des entrepreneurs informels
-Q4. Comment les comportements d’investissement exposent-ils les unités informelles aux normes « d’en haut » ? Quelle est l’effectivité de la contrainte légale ? Quels en sont les risques et les bénéfices (en matière de protection) qui sont perçus par les entrepreneurs ?
-Q5. Quel indicateur d’effectivité de la reconnaissance juridique (= protection mais prédation potentielle) objective et perçu pouvons-nous construire sur la base de nos recherche? Gradient de reconnaissance (protection) juridique effectif et ressenti/perçu (enquête)
-Mesure objective : degré de contrainte / protection calibré à partir des critères juridiques
-Mesure subjective : degrés de contrainte / protection perçu par les entrepreneurs
-Méthode : Enquête quantitative (400 entreprises) avec objectif de mesure de l’effectivité et de la perception de la reconnaissance juridique
 
WP3. La confrontation des normes

-Q6. Quel est l’impact de la protection objective et ressentie sur l’investissement et les performances ? Quel est l’enjeu de ces normes en termes de qualité de la production ? Si impact, les coûts de l’illégalité (pas de protection) doivent être traités en priorité à la formalisation.
-Méthode : Enquête qualitative juridico-économique aval (50 entreprises) pour expliquer certains mécanismes et pour contrôler certaines questions d’endogénéité

  • Choix du terrain. Les villes secondaires sont un espace économique et social qui a peu été analysé du point de vue de ces questions. Ces villes secondaires sont plus représentatives des conditions de production, d’emploi et de consommation de l’Afrique que les métropoles. La perception des bénéfices collectifs des impôts de production y est plus facile pour les entrepreneurs. L’idéal serait d’enquêter un secteur d’activité est très imbriqué dans le système productif local avec forte intégration au secteur légal. Il nous semble que le secteur agro-alimentaire peut être un bon candidat : à la fois lié à l’informel agricole et au formel de transformation et concurrence des importations. Le travail de terrain se situera donc à Bouaké, deuxième ville de la Côte d’ivoire par la taille avec plus de 800 000 habitants. Les partenaires ivoiriens du projet sont justement des chercheurs de l’Université Alassane Ouattara de Bouaké qui nous ferons bénéficier de leur réseau et connaissance du terrain local.
  • Caractère interdisciplinaire du projet. L’étude de l’informalité les entreprises en Afrique subsaharienne et en Côte d’Ivoire en particulier nécessite une approche interdisciplinaire. En effet, pour comprendre pleinement les dynamiques complexes de ce secteur, il est essentiel de combiner des perspectives issues de disciplines telles que l’économie, la sociologie, l’anthropologie et le droit. Cette approche holistique permet d’analyser les multiples facettes de l’informalité, notamment ses implications économiques, sociales, culturelles et juridiques, offrant ainsi des solutions plus complètes et efficaces pour relever les défis associés à ce phénomène et c’est ce que vise le projet. Le présent projet articulera des approches économiques, juridiques et socio-anthropologiques pour cerner au mieux le jeu complexe des normes et des comportements d’investissement des entrepreneurs informels.
  • Partenariat scientifique. Afin de garantir la qualité des données collectées et des traitements de ces données, il est crucial d’intégrer des partenaires de la Côte d’Ivoire possédant une expertise académique dans les domaines du droit social et du droit des affaires. Ces chercheurs apporteront une connaissance approfondie du milieu et du contexte local, y compris une compréhension des normes juridiques et des pratiques locales. Ce partenariat enrichira la collecte de données en offrant des perspectives pertinentes et en adaptant les méthodes de collecte aux besoins spécifiques et aux réalités des populations concernées. En intégrant des experts du contexte économique et juridique local, le projet s’assure d’une approche plus contextuelle et pertinente, renforçant ainsi sa crédibilité et son impact potentiel.