- Résumé :
- Contexte et justification :
L’interdisciplinarité est une nécessité pratique de la recherche dans les cas d’agrégation complexe. C’est notamment vrai lorsqu’on adopte une perspective de politiques publiques. L’une des particularités de celles-ci est, souvent, de mêler différentes dimensions du naturel (ou de l’environnemental) et du social, de sorte qu’il est impossible d’analyser les situations qui en relèvent comme de proposer des dispositifs permettant de pallier leurs inconvénients ou de les éviter sans recourir à plusieurs domaines de connaissances. Ceux-ci doivent alors nécessairement dialoguer. Un tel dialogue ne peut être fructueux par le simple effet de l’adoption d’une « position pratique », parce qu’il n’est déjà pas certain que cette position soit facilement adoptée. Notre attitude pratique se déploie, en effet, d’abord à l’intérieur de nos traditions disciplinaires. Prenons un objet comme la Grande muraille verte, un économiste peut très bien démontrer que, pour un dollar investi, elle induit une augmentation des ressources des populations concernées de l’ordre de 1,2 dollar. Pourtant, cette réponse ne valide absolument pas son intérêt en termes de reforestation. Pour comprendre celui-ci, on doit pouvoir mesurer l’augmentation de la masse verte (à l’aide de données satellitaires). Cependant, pour savoir si cette augmentation est attribuable ou pas à la reforestation, il faut aussi consulter les données liées à la pluviométrie sur une certaine période. Il est, en effet, possible qu’une augmentation de celle-ci soit concurremment à l’origine de l’augmentation de la masse verte. Le phénomène qui m’intéresse apparaît ainsi articuler différents secteurs de la réalité socio-environnementale, dont aucun n’est solitairement conclusif.
Le fait que nos phénomènes soient multidimensionnels invite à l’approche interdisciplinaire. Encore faut-il, en un premier temps, donner une description adéquate de l’approche/démarche interdisciplinaire. Une telle adéquation implique nécessairement une perception « épistémologique » de nos propres disciplines, qui fonctionnent sur des méthodologies que nous avons perdu l’habitude de questionner du point de vue de la manière dont elles traitent le réel. C’est probablement au niveau de ce traitement et non des conclusions que la démarche interdisciplinaire doit se positionner. En un deuxième temps, il faut parvenir à adopter un langage commun, une koinè. Comment cela se passe-t-il ? Si l’on part du fait que les communautés scientifiques sont d’abord des communautés épistémiques professionnelles, il nous faut comprendre comment les communautés scientifiques fonctionnent en interne et, ensuite, comment se passent, en situation et en contexte, les échanges entre les membres de communautés différentes. Il s’agit aussi bien, ici, de procéder à une enquête conceptuelle (la logique des jeux de langage en contexte) qu’à une enquête sociologique sur les interactions entre les professionnels impliqués.
Contexte de déploiement des épistémès, interactions situées : on ne saurait, en effet, traiter de l’interdisciplinarité en dehors des cas d’application, puisqu’il s’agit d’une pratique. Une montée en généralité ou des logorrhées sur la complexité ne permettrait pas de comprendre « comment ça se passe », puisque le « discours sur » n’est pas la « pratique de ». Il faut donc observer les pratiques épistémiques intra-disciplinaires et les pratiques épistémiques interdisciplinaires.
Considérant les buts spécifique d’IPORA, nous voudrions, cependant, ajouter un troisième volet épistémique, qui relève aussi de l’interdisciplinarité : les transactions entre les différentes communautés épistémiques professionnelles et les décideurs des politiques publiques. A l’instar de ce qui se passe dans la démarche interdisciplinaire, nous avons aussi affaire à une koinè, c’est-à-dire à la recherche d’un langage commun entre deux catégories d’acteurs, des scientifiques et des acteurs publics, probablement intéressés par les effets utiles de l’interdisciplinarité, puisque de leur point de vue, une politique publique implique des constats (liés à des disciplines scientifiques), des solution a priori (toujours liées à des disciplines scientifiques), une production normative (l’utilisation du droit), prospective (des modèles statistiques), une anticipation de l’acceptabilité sociale (relevant de l’anthropologie et de la sociologie) et des risques politiques (relevant de la science politique).
- Objectifs:
Le premier objectif est de produire des analyses concrètes de l’interdisciplinarité en tant que pratiques articulant des communautés épistémiques, et de comprendre les ressorts de leurs conditions de félicité.
Le deuxième objectif est de comprendre comme ces articulations produisent un « objet » (des caractéristiques standardisées, des procédures, etc.) assimilable par les acteurs publics, en d’autres termes comment elles fabriquent une prescription de politique publique.
Le troisième objectif est d’ouvrir la voie à une analyse praxéologique de la réception des énoncés scientifiques par le public, trop souvent limitée à des approches cognitivistes centrée sur les biais et l’illittératie scientifique des membres ordinaires de la société.
Le quatrième objectif est de communiquer auprès des parties prenantes sur les mécanismes de bon fonctionnement de l’interdisciplinarité et d’articulation du travail scientifique avec les politiques publiques, celle-ci ne pouvant pas être de simples mesures d’application. Cette communication visera à disséminer les « bonnes pratiques ».
- Principales méthodes :
Plusieurs méthodes seront mobilisées, la méthode ethnographique (observation des communautés), l’entretien propédeutique (recueil d’information sur les activités), l’entretien semi-directif (positionnement des acteurs par rapport aux activités) et la bibliométrie (nécessaire pour dresser un bilan des publications interdisciplinaires).
Notre travail s’inscrit, pour l’essentiel, dans une approche ethnométhodologique liée à l’analyse de conversation pour laquelle la signification des énoncés est inséparable de leur contextualisation et de leur structuration en « tours de parole », c’est-à-dire le fait qu’ils soient nécessairement « adressés » à des personnes ou à des collectifs présents ou représentés, et interagissent avec eux. Cette dynamique peut s’étendre – c’est notre cas – au-delà des situations conversationnelles et des échanges verbaux pour porter sur des dialogues à distance comme c’est le cas avec « les réseaux dialogiques ». Ceux-ci sont structurés par un échange thématisé et médiatisé entre plusieurs personne à distance l’une de l’autre. Par exemple, A dit « p » dans un déclaration de presse, B reprend « p(A) » dans une allocution (en le modifiant, en le critiquant, en l’approuvant, en le minorant, etc.), C cite p(B) à propos de p(A) dans un interview, le nombre de participants pouvant, bien sûr, augmenter. La dynamique de « p » est au centre de l’analyse, car elle dessine à la fois (a) le champ sémantique de « p » ainsi que des termes permettant de former « p » et (b) une communauté négative fondée sur le partage non consensuel de « p » et des termes permettant de le former. L’approche par les réseaux dialogiques a été reformulée afin d’analyser les débats parlementaires, qui impliquent des reprises controversées des mêmes énoncés et des audiences absentes, les parlementaires adressant souvent leurs propos tenus en séance, non aux assistants, mais à différents segments de la population (Dupret et Ferrié, 2014). Dans le cas présent, nous nous intéresserons à des discours tenus entre les membres de communautés épistémiques disciplinaires distinctes interagissant afin de constituer une communauté épistémique interdisciplinaire. Nous nous montrerons donc particulièrement attentive aux méthodes utilisées, non seulement pour montrer « sa » discipline, mais pour convaincre, ce qui implique à la fois une rhétorique et une pédagogie.
La méthode ethnographique au centre de notre approche impliquera de suivre les interactions, en considérant notamment leur contenu langagier. L’ethnométhodologie établit une différence nette entre l’entretien et les échanges verbaux entre les interactants, le seconds seulement pouvant constituer un terrain, dans la mesure où ils ne sont pas occasionnés par une relation d’enquête et donc orientées vers la réponse à l’enquêteur, qui met en place une contextualisation différente. Les rencontres scientifiques, les colloques, les séminaires et les ateliers de travail de l’équipe IPORA constitueront donc le terrain principal de notre investigation. A chaque fois que cela sera possible, et avec le consentement des participants, les échanges seront enregistrés et donneront lieu à une transcription. L’assistance (au sens de l’observation participante) aux réunions publiques et de travail constituera l’une des principales activités de terrain. Nous travaillerons aussi sur les parties méthodologiques d’articles adoptant une approche interdisciplinaire. Cette approche ne relèverait pas de la bibliométrie mais toujours de l’ethnométhodologie, qui permet aussi de travailler sur des terrains scripturaires. Un article scientifique peut, en effet, s’envisager comme établissant une relation dialogique avec deux publics/interlocuteurs distincts : (a) les auteurs auxquels ont fait référence et (b) le public disciplinaire figuré par les référés. La relation est, à chaque fois, rétrospective et prospective, c’est-à-dire que l’on fait référence à des auteurs et que l’on se projette soi-même comme une référence dans les débats scientifiques. De ce point de vue, la justification de l’approche interdisciplinaire dans la partie méthodologique de l’article s’avère du plus grand intérêt. En effet, elle implique une sélection des raisons potentiellement admissibles dans une discipline dans faire figurer une autre ou d’autres. Ces raisons doivent convaincre techniquement un public disciplinaire. Contrairement à la situation d’interaction prévalent dans un communauté recherchant l’interdisciplinarité, où la condition de recrutement est d’en accepter le principe, la justification technique à l’intérieur d’une situation d’évaluation anonyme ne présuppose pas un accord mais, tout au contraire, un désaccord qu’il s’agit de lever. Si dans une communauté interdisciplinaire, le principe d’étiquette implique aussi le recours à la « charité de l’interprétation », ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’évaluer un article dans une perspective disciplinaire. Dans l’idéal, les retours négatifs des évaluateurs devraient pouvoir être également étudiés.
Les entretiens semi-directifs n’ont, dans notre démarche, qu’un intérêt propédeutique : avoir accès à des informations techniques et éventuellement à des principes généraux ou à des idées générales concernant l’interdisciplinarité. Nous parlons d’idées générales parce qu’il ne s’agit pas alors de considérer une pratique mais de se faire une idée des conceptions et des perceptions de l’interdisciplinarité disponibles, en dehors de toute application précise, chez un chercheur. De ce point de vue, il ne pourra s’agir que d’un point de vue complémentaire, la consultation de la bibliothèque mentale d’un membre de la communauté. Les entretiens seront exhaustif : ils seront conduits avec l’ensemble des chercheurs directement impliqués dans les activités IPORA. Toutefois, il sera peut-être nécessaire de s’en remettre davantage aux entretiens semi-directifs en ce qui concerne les relations entre les chercheurs et les promoteurs des politiques publiques, les interactions entre les premiers et les seconds étant plus difficilement observables. L’utilisation des rapports et des évaluations de projets pourra, toutefois, apporter un complément d’observation ainsi que les prises de positions médiatisées des politiques à propos de recommandations ou de risques pointés par les scientifiques. Ce serait alors l’occasion d’utiliser les réseaux dialogiques, qui permettent d’observer et d’analyser une série d’échanges médiatisés.
La bibliométrie permettre d’objectiver les difficultés de l’approche interdisciplinaire, en s’attachant aux revues. Les possibilité de publication comme les critères retenus dans les revues sont les puissants moteurs de la disciplinarisation épistémologique des chercheurs. On sélectionnera les revues dans lesquelles les membre de l’équipe IPORA pourra envisager de publier. Cette approche sera quantitative.